St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Alfred de Vigny 17971863
231. Moïse
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs,
Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, S’arrête, et, sans orgueil,
Sur le vast horizon promène un long coup d’œil.
Il voit d’abord Phasga, que des figuiers entourent;
Puis, au delà des monts que ses regards parcourent,
S’étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,
Dont le pays fertile à sa droite est placé;
Vers le Midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s’endort la mer occidentale;
Plus loin dans un vallon que le soir a pâi,
Couronné d’oliviers, se montre Nephtali;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s’aperçoit: c’est la ville des palmes;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor
Le lentisque touffu s’étend jusqu’à Ségor.
Il voit tout Chanaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit; sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Comme les blés épais qu’agite l’aquilon.
Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire, environné d’honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête,
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu,
L’encens brûla partout sur les autels de pierre.
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
A l’ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d’une voix le cantique sacré;
Et les fils de Lévi, s’élevant sur la foule,
Tels qu’un bois de cyprès sur le sable qui roule,
Du peuple avec la harpe accompagnant les voix,
Dirigeaient vers le ciel l’hymne du Roi des Rois.
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
Où voulez-vous encor que je porte mes pas?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire?
Laissez-moi m’endormir dud sommeil de la terre.—
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche à la terre promise.
De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise,
Au coursier d’Israël qu’il attache le frein;
Je lui lègue mon livre et la verge d’airain.
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo
Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau?
Hélas! Vous m’avez fait sage parmi les sages!
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages;
J’ai fait pleuvoir e feu sur la tête des rois;
L’avenir à genoux adorera mes lois;
Des tombes des humains j’ouvre la plus antique,
La mort trouve à ma voix une voix prophétique,
Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations
Ma main fait et défait les générations.—
Hélas! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre!
Et vous m’avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles,
Et, dès qu’au firmament mon geste l’appela,
Chacune s’est hâtée en disant “Me voilà.”
J’impose mes deux mains sur le front des nuages
Pour tarir dans leurs flancs la source des orages;
J’engloutis les cités sous les sables mouvants;
Je renverse les monts sous les ailes des vents;
Mon pied infatigable est plus fort que l’espace;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu’il lui faut des lois,
J’élève mes regards, votre esprit me visite;
La terre alors chancelle et le soleil hésite,
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux.—
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre!
Les hommes se sont dit: “Il nous est étranger”;
Et les yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir;
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon cœur: “Que vouloir à présent?”
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche;
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et quand j’ouvre les bras on tombe à mes genoux.
O Seigneur! j’ar vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre!
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux;
Car, s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.—
Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse.—
Il fut pleuré.—Marchant vers la terre promise,
Josué s’avanç pensif, et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.